Aux calomniateurs de la Russie (Pouchkine)

Pouchkine

Nous reproduisons ce texte de Pouchkine pouvant sembler d’actualité.

Si vous vous intéressez à son contexte d’origine, vous pouvez consulter cette page : https://www.erudit.org/fr/revues/ttr/2001-v14-n1-ttr408/000534ar/


Pourquoi tempêtez-vous, orateurs populaires,
et pourquoi l’anathème enfle-t-il votre voix ?
Le sort de Varsovie allume ces colères ?
L’émeute polonaise excite votre émoi ?
Laissez, laissez entre eux se quereller les Slaves,
laissez-les donc vider leurs antiques débats.
Leur conflit domestique est séculaire et grave ;
vos clameurs aujourd’hui ne l’apaiseront pas.

Voilà longtemps que sont en guerre
les deux voisins, les deux tribus.
Tantôt, c’est nous qui touchons terre :
tantôt, ce sont eux les vaincus.
Qui donc l’emportera dans la lutte sans trêve,
la force du vrai Russe ou l’orgueil polonais ?
La mer russe doit-elle absorber à jamais
tous les ruisseaux slavons qui coulent sur sa grève.
Où sont-ce les ruisseaux qui tariront la mer ?
Voilà la question, que tranchera le fer.

Laissez-nous : les sanglantes pages
de nos annales, ô rhéteurs,
ne sauraient parler à vos coeurs ;
étranger vous est leur langage
et muets sont pour vous le Kremlin et Praga.
Contre nous, ô rhéteurs, qui donc vous instigua ?
C’est l’insurrection et sa fureur sauvage
qui vous séduisent, je le sais :
et surtout, vous nous haïssez !

Nous haïr ? et pourquoi ? Serait-ce point, peut-être,
parce que dans l’horreur des flammes de Moscou
nous n’avons point voulu, nous Russes, nous soumettre
au joug déshonorant qui ployait votre cou ?
Parce que nous avons fait rouler dans l’abîme l’idole qu’adoraient vos lâches potentats,
parce que nous avons affranchi vos Etats,
vaincu la tyrannie et châtié le crime ?
parce que notre sang, Europe, a racheté
ta paix et ton honneur avec ta liberté ?
Vous menacez, rhéteurs : agissez donc, de grâce.
Mais agir est douteux ; plus sûre est la menace.
Car nous sommes nombreux ; ne le savez-vous plus ?
Car nos héros d’hier ne sont pas tous perclus.
Plus d’un pourrait encore visser la baïonnette
au fusil d’Ismaïlia.
Ou pensiez-vous que l’art de faire place nette,
le soldat russe l’oubliât ?
La parole du Tsar serait-elle impuissante ?
Lutter contre l’Europe, est-ce chose effrayante,
est-ce chose inouïe et nouvelle pour nous ?

Sachez qu’un peuple entier – si l’épreuve vous tente
et si chez vous les sots suivent toujours les fous –
demain de Perm à la Colchide,
des froids rochers finnois à l’ardente Tauride,
de la Chine immobile au Kremlin chancelant,
surgira hérissé d’acier étincelant!
Envoyez-nous, rhéteurs, vos belliqueuses races !
Pour vos guerriers, ne craignez rien,
dans nos steppes encore il reste assez de place
entre certains tombeaux qu’ils reconnaîtront bien !

1831.

Alexandre Sergueïevitch Pouchkine
Œuvres poétiques,
Volume 1
Éditions L’Âge d’Homme


Texte trouvé sur le compte Facebook de l’Ambassade de Russie en France : https://www.facebook.com/AmbassadeRussieFrance/posts/2162694757240917/
Références trouvées sur le blog de Slobodan Despot : https://blog.despot.ch/post/aux-calomniateurs-de-la-russie-par-alexandre-pouchkine
Image de couverture : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pushkin_derzhavin.jpg